Pourquoi les grands acheteurs préfèrent les retards de paiement aux concessions tarifaires ?
Les grandes entreprises paient moins ponctuellement leurs fournisseurs. Selon la Banque de France, 70% des PME respectent la norme de 60 jours, mais ce chiffre n’est que de 53% dans les ETI et de 46% dans les GE. Cette situation n’est pas propre à la France. Selon D&B, seules 14% des GE payent à date en France, 33% au Royaume-Uni et 42% en Allemagne. Il s’opère ainsi un transfert vers les grands acheteurs qui resserre la trésorerie des PME et pénalise leur croissance.
L’intérêt pour les retards tient sans doute aux sommes en jeu. Les dettes fournisseurs représentent 645 milliards d’euros en 2018 selon l’INSEE. Les ETI et les GE en détiennent au moins les deux tiers, dont plus de la moitié correspond à des délais supérieurs à 60 jours. Le non-respect des 60 jours par les entreprises les plus grandes leur procure donc près de 100 milliards d’euros. Mais, pour les grands clients, les retards ne peuvent être justifiés par l’existence de besoins de trésorerie. Ils relèvent plutôt de l’intention stratégique, motivée par l’état de la concurrence. A l’évidence, les retards des grands clients augmentent positivement avec leur pouvoir de négociation. Mais alors pourquoi préfèrent-ils les retards aux concessions tarifaires ?
Le crédit fournisseur n’est pas un crédit comme les autres. C’est un crédit bon marché, de sorte que les retards équivalent à une concession tarifaire, la valeur du temps diminuant le coût effectif des achats. Ainsi, le crédit fournisseur modifie directement le partage du profit dans la chaîne, sans toucher aux tarifs. De plus, il peut être différencié entre les acheteurs, alors que la loi interdit de leur appliquer des prix différents.
C’est pourquoi les retards dépendent du pouvoir de négociation. Or la concentration des acheteurs a augmenté ces dernières décennies, limitant la capacité des fournisseurs à diversifier leur clientèle. Cela les conduit à accepter les retards, qu’ils aient ou non un pouvoir de négociation. S’ils n’ont pas ce pouvoir, l’allongement des délais transfère une partie du surplus à leurs grands clients sans que ces derniers changent les prix, ce qui maintient le profit total de la chaîne. Seule sa répartition change. S’ils ont ce pouvoir et forment de fait un oligopole, la concurrence par les délais est préférée et les délais clients sont les plus élevés lorsque la concentration des fournisseurs est élevée. En somme, les vendeurs valident un comportement opportuniste des grands acheteurs.
Deux moyens peuvent limiter cet opportunisme. Le premier est l’application effective de la norme prévue par la LME. Aujourd’hui encore, les GE demeurent moins ponctuelles. Les sanctions de la DGCCRF pour infraction à la norme les touchent fréquemment. Pourtant, le respect de la norme est capable de limiter les transferts et de transformer la structure du marché amont, comme dans les transports. Le deuxième est la discipline de marché. A l’évidence, le respect des délais prévus procure des rendements boursiers supérieurs à la normale. La redistribution des liquidités ne saurait donc nuire à l’intérêt des grands groupes. Elle contribuerait de manière évidente à l’intérêt général.
NB : Une version complète est disponible auprès de michel.dietsch@unistra.fr
Michel Dietsch, Professeur Emérite à l’Université de Strasbourg, en poste à Sciences Po Strasbourg. Ses domaines de recherche portent sur le risque de crédit, la finance d’entreprise et la réglementation bancaire.