Pourquoi le Covid-19 signe la fin de l’hyperspécialisation et réduit les conséquences du risque immatériel pour l’entreprise ?
La crise sanitaire et ses répercussions économiques vont nécessairement engendrer une transformation dans les rapports commerciaux et de façon générale dans l’entreprise. S’il ne s’agit pas d’une révolution copernicienne ou de l’avènement d’un quelconque « monde d’après », force est de reconnaître cependant que certaines certitudes qui prévalaient il y a encore quelques mois se délitent face aux réalités économiques.
Parmi elles, la théorie ricardienne des avantages comparatifs, selon laquelle chaque pays a intérêt à se spécialiser dans la production des biens pour lesquels son avantage comparatif est le plus élevé, c’est-à-dire dont les coûts relatifs sont les plus bas. Si la seconde partie du XXème siècle a vu le développement de nombreux pays grâce à un modèle de croissance basé en premier lieu sur l’hyperspécialisation, la dépendance des entreprises – tant en termes d’approvisionnements que de débouchés – mais aussi leur spécialisation en termes d’offres de biens et services, placent aujourd’hui la plupart d’entre elles dans une zone de turbulence.
Ce constat est d’autant plus vérifiable à la lumière de la crise économique que nous traversons. L’exemple de l’industrie médicale européenne qui a subi de plein fouet le confinement chinois du fait de sa dépendance aux importations est ici un cas éloquent qui n’est pas sans rappeler plusieurs précédents. En 2011, suite au tremblement de terre et au tsunami qui avaient frappé le Japon, c’est tout le secteur automobile mondial qui avait été impacté, entraînant une chute de la production internationale. Cette rigidité des chaînes de valeur mondiales relève l’exposition des entreprises à des perturbations exogènes et met en lumière les conséquences indirectes induites par cette situation.
Ceci est d’autant plus vrai que la logique d’enfermement partiel conduit inévitablement à une plus forte exposition aux risques immatériels. Outre le risque sanitaire ou environnemental, l’entreprise centrée sur son cœur de métier s’expose plus facilement aux déstabilisations que peuvent engendrer plusieurs facteurs extérieurs comme un changement de réglementation, une cyberattaque ou encore une fuite des talents difficilement remplaçables du fait de leur spécialisation dans un savoir-faire particulier.
A contrario, la diversification maîtrisée facilite la répartition des risques eu égard aux activités exercées, une maîtrise des coûts et naturellement une augmentation sensible du chiffre d’affaires.
Lorsque David Ricardo rédige au début du XIXème siècle ses Principes de l’économie politique et de l’impôt, l’environnement géopolitique, économique et social est à la fois beaucoup moins riche et complexe qu’aujourd’hui. Pour autant, l’accélération des crises, qu’elles soient économiques, sanitaires, écologiques, géopolitiques ou numériques, engendre une complexité obligeant les entreprises à mieux les anticiper et de ce fait, à devenir plus agiles, plus flexibles, et par conséquent, à s’orienter vers une diversification de leurs ressources et de leurs débouchés.
Deux leviers sont ici particulièrement probants pour éclairer la façon dont la diversification permet d’éviter les risques immatériels : une trop grande dépendance à l’extérieur, notamment en ce qui concerne la possession ou la gestion de ses données, et la concentration dans un domaine d’activité étroitement lié à une réglementation et/ou une législation susceptible d’évoluer de façon négative pour l’entreprise concernée.
En effet, la place stratégique des GAFA, dans toutes les technologies et infrastructures digitales utilisées par nos entreprises, les rend aujourd’hui quasi-incontournables pour notre économie nationale. A titre d’exemple, Facebook et Google se partageaient en 2019 51,3 % du marché mondial de la publicité en ligne.
En mars 2018, l’agence indépendante My Media lançait le « Search Dependence Index » (SDI), un indice qui permet de mesurer la dépendance des sites internet aux moteurs de recherche, et, en particulier, à Google. En France, Blablacar.fr est l’un des 2 sites internet notés comme le moins dépendant des recherches via le moteur de Google, avec un score de 1,5/100. Pour mémoire, une note de 1 signifie que le site évalué est proche d’une « autonomie totale » tandis que la note 100 traduit une « dépendance totale » à Google dans l’acquisition de son trafic.
La très bonne note de Blablacar s’explique par sa place de pionner sur le marché, puisque le site – initialement baptisé covoiturage.fr – a été la première plateforme de mise en relation entre covoitureurs. Elle témoigne également d’une forte affinité des internautes à l’égard d’une marque dont le développement de sa notoriété différemment a permis de s’affranchir d’une dépendance au GAFA. Et développer ses services avec une application plus qu’un moteur de recherche. Avec plus de dix millions de membres, une croissance de 200% par an et 95% de parts de marché selon les statistiques données par le site, Blablacar est donc l’acteur français positionné sur le secteur des mobilités avec le plus faible SDI. A titre de comparaison, le score moyen pour les entreprises du secteur est de 23. A titre de point de comparaison, une note qui est largement meilleure que celle attribuée à nos médias nationaux puisque l’indice moyen de la presse quotidienne française s’élève à 42. Seul L’Equipe, dont le contenu sportif est associé à une réelle expertise particulière, obtient un indice sensiblement inférieur (15).
Autre point soulignant la « GAFA dépendance » des entreprises françaises, les géants du web hébergent aujourd’hui la vaste majorité de leurs sites internet via les GAFA. Amazon Web Services (AWS), la solution de « cloud computing » de la firme de Seattle, est la plus utilisée dans le monde, et possédait presque 40 % des parts du marché mondial mi-2018, selon Synergy Research Group. Or, si les géants de la tech détiennent d’énormes quantités de données, y compris des entreprises françaises, l’adage selon lequel « de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités » n’a jamais autant été d’actualité. Cette concentration du marché et de l’infrastructure d’Internet entre les mains d’un nombre réduit de leader mondiaux fait en effet naître de nombreuses inquiétudes et commande une réflexion sur le pouvoir de ces entreprises vis-à-vis des économies de chaque pays.
Si la crise sanitaire et économique actuelle doit engendrer une réflexion quant à la nécessaire diversification des chaînes d’approvisionnement et des offres de l’entreprise, ces dernières ne peuvent, dans le même temps, faire l’économie d’une réflexion quant à la gestion de leurs données. Comme le relève Guillaume Poupard, directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), il est urgent de « favoriser l’éclosion d’un écosystème français susceptible de protéger efficacement les entreprises privées et de nous consacrer à la protection des acteurs sensibles pour garantir leur indépendance et, de facto, préserver notre souveraineté dans le monde virtuel ».
Le risque de dépendance technologique revêtant dans les domaines particulièrement sensibles, une dimension vitale.
Les données constituent le (nouveau ?) capital de nos industries et relèvent d’enjeux économiques majeurs. Utilisées sans consentement, elles deviennent des armes en termes d’intelligence économique susceptibles d’avoir des impacts stratégiques majeurs pour nos entreprises.
C’est d’ailleurs cette prise de conscience de la nécessaire protection des données qui a engendré l’avènement de la Réglementation générale de protection des données (RGPD) au niveau européen.
Ainsi selon un sondage OpinionWay en date du mois de mai 2018, 8 Français sur 10 indiquent être prêts à boycotter une entreprise qui ne respecterait pas le RGPD et porterait atteinte à leur vie privée. A travers cette analyse, on prend la mesure des nouvelles attentes des consommateurs et des enjeux que portent la donnée et son traitement.
Ce qui nous amène à notre second levier qui est l’évolution de la réglementation. Ce changement a en effet un impact conséquent pour les entreprises utilisant massivement les outils de communication digitale, impliquant pour elles des transformations dans leur façon de travailler tout en engendrant des coûts importants.
Ce constat est d’autant plus vrai que la nouvelle réglementation européenne contraint désormais les entreprises et leurs prestataires à démontrer que le destinataire d’une campagne d’emailing par exemple, a bien donné son consentement. Une obligation rétroactive qui implique que les données collectées avant l’application du RGPD ne pourront être utilisées que si l’utilisateur se montre favorable pour être destinataire de la campagne. Pour pouvoir utiliser des données personnelles de clients, les entreprises doivent ainsi mettre en œuvre des dispositifs permettant d’obtenir leur consentement explicite.
Ainsi les entreprises n’ayant pas ou peu diversifié leur stratégie d’acquisition, se sont vues fortement impactées par cette nouvelle réglementation, parfois même au regard de concurrents d’autres continents ne disposant pas de cette réglementation dans une économie mondiale.
En diversifiant les stratégies, les biens ou prestations commercialisés et même les zones de distribution, ces effets sont moindres grâce à une meilleure possibilité de rebond face aux changements. A ce sujet, l’exemple des jardineries durant la période de confinement est intéressant. Imposées de fermer administrativement alors que débutait le printemps, une période clé pour la réalisation leur chiffre d’affaires annuel, elles ont réussi à rester ouvertes en vendant de la nourriture animale, un produit de première nécessité. Ne pas fermer était un impératif pour que le client le constate de visu lorsqu’il sortait de son domicile. Ou via Internet. Et revienne début avril quand l’autorisation d’ouvrir pour vendre des semences potagères a été possible. Et derrière des fleurs, arbres etc… toutes ne sauveront pas leur saison, mais elle ont limité la casse.
On ne reviendra pas sur l’uberisation de différents secteurs d’activités souvent à l’origine, précédé ou accompagné de changement de réglementation mettant de ce fait en cause de nombreux modèles souverains.
Dans cette même logique, le décret de « patriotisme économique », permettant à l’Etat de bloquer le rachat d’entreprises françaises par des investisseurs étrangers, est un exemple éloquent sur la façon dont la réglementation peut protéger les secteurs stratégiques nationaux. Concrètement, ce décret vise à élargir à cinq nouveaux secteurs le décret, adopté le 30 décembre 2005 par Dominique de Villepin, qui soumet un certain nombre d’investissements étrangers en France à l’autorisation du Gouvernement. Ceux-ci concernent l’approvisionnement en électricité, gaz, hydrocarbures ou autre source énergétique, à l’exploitation des réseaux et des services de transport, à l’approvisionnement en eau, aux communications électroniques et à la protection de la santé publique.
Publié consécutivement à la révélation des négociations entamées par l’américain General Electric pour racheter les activités énergie d’Alstom, ce texte a pour vocation de protéger les entreprises stratégiques nationales contre des formes indésirables de dépeçage et des risques de disparition. Il s’agissait alors de rééquilibrer le rapport de force entre les intérêts des entreprises multinationales et les intérêts des États.
Dans la mesure où notre avenir économique et notre souveraineté passera dans les années à venir par la défense des intérêts de l’Union européenne (UE) sur la scène internationale, la mise en place d’un « Buy European Act » – sur le même modèle que le Patriot Act américain – visant à protéger le tissu économique et industriel européen et à valoriser la production continentale dans les marchés publics, pourrait avoir du sens. Il s’agirait de réserver l’accès aux marchés publics européens aux entreprises dont les produits sont confectionnés à 50% sur le continent, avec des exceptions envisageables pour certaines gammes de produits ou technologies. L’ensemble de ces mesures pourrait être mise en place de façon parallèle au mécanisme financier européen voté en 1996. Ce dernier aurait pour objectif de contrer l’extraterritorialité américaine à travers une aide au financement des PME souhaitant contourner le FCPA. Les entreprises travaillant dans le secteur de l’environnement, de l’aménagement urbain, des infrastructures ou des transports, bénéficieraient ainsi de subventions en cas d’atteintes graves à leurs intérêts.
La mutation, et l’agilité à se transformer, à se diversifier, apparaissent donc bien comme un prérequis nécessaire à toute prévention de risque immatériel. En étant contraintes de suivre ces préceptes depuis le début de la crise liée au covid-19, les entreprises réduisent dans le même temps leur exposition aux risques immatériels. Face à l’accélération des crises, leur capacité à offrir une large gamme de produits, de prestations et donc des typologies de clients – que ce soit au niveau social ou au niveau territorial – ainsi que des zones d’approvisionnement et de commercialisation, doit renforcer la sécurisation de leur business.
Paola Fabiani, Présidente-fondatrice de Wisecom, Présidente du Comex40 du MEDEF, élue à la CCI de Paris
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